Le Maroc et son peuple vivent actuellement des heures historiques, mais il n’est pas sûr que tous en aient conscience. Le processus d’éveil des peuples arabes, entamé en Tunisie en décembre dernier, a touché un à un la grande majorité des Etats dans un arc géographique allant du Maghreb au Machrek, voire jusqu’en Asie Mineure, mais ce « printemps » comme on l’appelle généralement ne se déroule pas de la même manière partout. Pour le Maroc, la démarche est certainement singulière, parce que d’abord pacifique et globalement responsable, essentiellement parce que les acteurs de ce mouvement, qu’ils soient jeunes ou non, engagés politiquement ou seulement pétris d’enthousiasme « révolutionnaire », militants de formations extrémistes légales ou tolérées, idéalistes sincères ou opportunistes récupérateurs, n’ont pas eu à se heurter à l’intransigeance du Pouvoir. C’est cette vérité qui a permis la marche du 20 février et celles qui ont suivi, démontrant que le contexte marocain était radicalement différent de celui qui prévalait en Tunisie, en Egypte, en Syrie ou en Algérie... Quoi qu’en disent donc les esprits maximalistes, soucieux d’amalgames réducteurs, l’exception marocaine existe bel et bien en ce domaine.
La seconde vérité, qui dérange autant les cercles dirigeants que certains animateurs du mouvement du #20feb, c’est que le Pouvoir marocain a effectivement réagi au lendemain de cette première marche initiée par des jeunes à partir d’une mobilisation réalisée grâce aux réseaux sociaux. Le discours royal du 9 mars, en ce sens, répondait à des attentes et revendications exprimées par la première marche, mais allait bien au-delà, en une anticipation qui a largement surpris la classe politique traditionnelle, mais également ceux qui, derrière les jeunes, croyaient pouvoir engager le Maroc dans une spirale contestataire porteuse de violences et de radicalisation des revendications. Deux mois après le 20 février, le jeu est donc largement dominé par les initiatives royales, multiples, fortes, efficaces, et on pourrait dire, de façon un peu triviale, que le Pouvoir a « enlevé le pain de la bouche » aux forces politiques plus ou moins masquées qui ont tenté d’instrumentaliser la fougue d’une partie de la jeunesse urbaine, majoritairement occidentalisée, spontanéiste, impatiente et qui n’a pas encore prouvé sa capacité à réussir une structuration organisationnelle durable. On a ainsi le sentiment que ce sont désormais « les contestataires » qui courent après le Roi et ses initiatives, alors qu’un nouveau processus est enclenché, celui de la moralisation des pratiques économiques, de la proche traduction en justice d’anciens ou actuels hauts responsables d’entreprises publiques et de l’extension d’un climat de transparence, induit notamment grâce aux actions de bloggueurs et d’animateurs de réseaux sociaux, de plus en plus audacieux. Dans ce contexte global, marqué également par une belle participation citoyenne à la formulation de propositions pour la révision constitutionnelle à travers le site « reforme.ma », prouvant que les arguments anti-révision des activistes associés au #20feb ne sont pas compris et encore moins suivis, d’aucuns s’interrogent sur le futur proche du Maroc.
En effet, quel sera le rapport des forces après le 24 avril, alors qu’il apparaît de plus en plus clairement que les tentations centripètes l’emportent sur la cohésion centrifuge ? Comment concilier les légitimes revendications à la dignité, au respect, à la liberté, la démocratie, à l’Education, la Justice, à la fin du népotisme, de l’affairisme ou de la corruption et celles relevant du pouvoir d’achat, des conditions de vie, de lutte contre les effets de l’inflation, de justice sociale ? Les animateurs du #20 feb réussiront-ils la jonction avec les quartiers populaires et les mouvements revendicatifs sociaux à la veille du 1er mai, là où leurs aînés de Mai 68, emmenés par Cohn-Bendit, échouèrent à entraîner les salariés et la classe ouvrière française ? Qui assurera la nécessaire préservation du climat de confiance pour l’investissement, le tourisme, la croissance économique, permettant, concomitamment à l’exigence de liberté et de démocratie, de garantir au peuple marocain au moins le niveau actuel d’emploi et de création de richesses ? L’exemple des économies tunisienne et égyptienne, comme cela a été révélé à Paris le week-end dernier par des militants de ces pays et des experts, est là pour nous inciter à la réflexion, à la poursuite d’un processus de démocratisation populaire, mais majeur et responsable, afin que les acquis et les résultats déjà obtenus ne soient pas détruits. Changer l’eau du bain, certes, mais sans jeter le bébé !
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